/>Article écrit pour la revue Mouvements n°95 « Syndicalisme transnational, s’organiser face aux multinationales » .
L’ubérisation, stade suprême du capitalisme ? Depuis quelques années, les plateformes numériques réorganisent et transforment le travail, permettent à leurs propriétaires de maximiser leurs profits et de diviser les travailleurs. Ces derniers paient le prix fort : mal rémunérés, payés à la tâche, condamnés à la précarité.
Malgré ces obstacles, les forçats de la pédale s’organisent et mènent des luttes. Dans cet article, un membre du collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) nous raconte les mobilisations en cours face à Deliveroo. Au niveau local, national et transnational, les livreurs s’organisent, font alliance avec les syndicats et font pression sur la multinationale. Ils inventent des solutions qui permettront à l’avenir de créer une économie au service de ceux qui la font tourner.
Deliveroo, cette entreprise de livraison de plats cuisinés créée en Grande-Bretagne en 2013, est aujourd’hui présente dans de nombreux autres pays : Pays-Bas, France, Allemagne, Belgique, Irlande, Espagne, Italie, Émirats arabes unis, Australie, Singapour et Hong Kong. Il est intéressant de noter que dans chacun de ces pays (sauf peut-être les Émirats arabes unis, pour lequel nous n’avons pas d’information), il y a eu des mobilisations de livreurs : grèves, débrayages, blocages, manifestations, etc. À Hong Kong par exemple ce sont les livreurs, pakistanais et pour la plupart sans-papiers, qui se sont mobilisés.
Ainsi, contrairement à un discours répandu qui verrait dans les nouvelles méthodes de management du travail un espace fermé aux luttes sociales des travailleur.se.s, nous sommes convaincus que la lutte contre la multinationale sera menée par les travailleurs eux-mêmes. Ces résistances prennent différentes formes et sont plus où moins organisées et suivies. Selon des estimations, il y a eu au Royaume-Uni 41 % de plus de jours de grève chez les livreurs Deliveroo que pour le reste des travailleur.se.s du pays.
Je tâcherai de présenter les différents leviers que nous utilisons au sein du CLAP, le collectif des livreurs autonomes de Paris, dans la lutte contre la multinationale et j’essaierai d’en faire une critique du point de vue théorique et de notre pratique concrète. L’objectif de cet article est ainsi double, à la fois poser les jalons d’une réflexion sur le rôle de l’ubérisation comme stratégie consciente contre les résistances ouvrières, et témoigner de l’expérience acquise dans nos luttes contre Deliveroo et les plateformes, afin qu’elles puissent servir à la fois aux livreurs, mais aussi aux travailleur.ses d’autres secteurs précaires et isolés.
Situations
L’ubérisation
Le phénomène cité le plus souvent sous le nom d’ubérisation (et désolé pour la publicité) renvoie à un concept plutôt simple : une entreprise met en relation des travailleur.se.s et des client.e.s grâce à l’utilisation des nouvelles technologies du numérique et se rémunère sur le service effectué. Les travailleur.se.s sont considéré.e.s comme indépendant.e.s alors même qu’ils ne disposent d’aucune marge de manœuvre (négociation des rémunérations, choix du client, etc.).
S’il y a une caractéristique centrale qui permet de comprendre ce que représentent les « nouvelles » formes du travail qui accompagnent la Gig économie, c’est l’individualisation. L’ubérisation, le travail pour les plateformes ou l’autoentrepreneuriat s’ils ne sont pas exactement synonymes renvoient à la même réalité. Celle d’un.e travailleur.se isolé.e, sur un vélo, devant une webcam, ou dans un Starbucks coffee, qui ne possède ni lieu de travail défini, ni collègues, ni même, nous dit-on, de patron. Et pourtant, de plus en plus de secteurs, de plus en plus de travailleur.se.s sont soumis.es à ce nouveau régime de travail. Les livreurs et les chauffeurs Uber sont la face émergée d’une mutation du travail qui semble être bien plus large. Les correcteurs de l’édition, les nounous à domicile, les guides de musée… de plus en plus de métiers sont soumis aux règles du micro-entrepreneuriat. Présentées comme une modernité par les représentants politiques et économiques de la “Start-Up Nation”, ces règles n’ont en réalité rien de bien neuf. Elles renvoient directement au travail à la tâche comme il était conçu au XIXe siècle. Rien de nouveau sous le soleil : des travailleur.se.s toujours plus flexibles, des travailleur.se.s toujours plus précaires.
Nos conditions de travail chez Deliveroo
Pour éclairer de manière plus concrète ce travail à la tâche, je vais parler spécifiquement de nos conditions de travail chez Deliveroo. Après avoir créé notre statut d’autoentrepreneur (moins de 10 minutes sur internet), nous avons une formation de 20 minutes avec un autre coursier, puis on installe l’application et on peut se connecter. Pour travailler, on s’inscrit sur un planning pour la semaine suivante à des shifts. Ce planning n’est pas disponible aux mêmes heures pour tous les livreurs, les plus performants le reçoivent quelques heures avant les autres, ayant ainsi un accès prioritaire aux meilleurs créneaux horaires. Si on est tombé malade, qu’on part en vacances ou qu’on a un problème de matériel, on est certains d’être déclassés la semaine d’après et donc de devoir travailler deux fois plus pour avoir à nouveau des statistiques favorables, puisque les créneaux disponibles seront ceux avec le moins de livraison. En Espagne il existe un marché noir des shifts où les livreurs les mieux classés revendent les bonnes plages horaires aux autres livreurs… Liberté qu’on nous dit …
Pendant nos shifts, on se rend dans la zone de livraison, on se connecte sur l’appli et on attend (parfois très longtemps) de recevoir un message. L’application sonne : une commande. On la valide, on se rend au restaurant concerné, récupère la commande, valide la récupération (on ne connaît l’adresse de livraison du client qu’à ce moment-là), livre le client, et on valide la commande. On vient de gagner 5 € (75 centimes de plus à Paris) de chiffre d’affaires (CA). Sur ce CA il faudra retirer 23% à verser au régime social des indépendants, les impôts de fin d’année, ainsi que l’amortissement du forfait internet du téléphone et les réparations du deux-roues, ainsi que l’essence pour les livreurs en scooter. De plus si nous voulons nous comparer aux salarié.e.s, il faut retirer l’équivalent des cotisations sociales de nos revenus (sécu, retraite, chômage, congés payés, etc.).
Être travailleur ubérisé, cela veut dire concrètement que le Code du travail n’existe pas pour nous : nous n’avons pas de fiche de paie, mais une facture entre deux entreprises. Ce qui fait que Deliveroo peut nous virer à tout instant en supprimant à distance l’application de notre téléphone, sans même avoir à nous en parler. Nous n’avons aucune des protections salariales disponibles pour les autres secteurs du monde du travail (syndicats reconnus, instances de négociation, élections de délégués du personnel, etc.). Et ne parlons même pas des tickets restaurants et autres compléments. Sauf des codes de réductions de 10/20 € sur des boutiques de vêtement de sport en ligne qui semblent être davantage de la provocation qu’un quelconque avantage.
Résistances
Face à ce constat, en mars 2017 s’est créé un collectif de luttes pour et par des livreurs : le CLAP, Collectif de Livreurs Autonomes de Paris, dans le but d’améliorer nos conditions de travail et d’engager un bras de fer avec les multinationales des livraisons. Nous nous sommes constitués au départ sur les réseaux dans des groupes d’entraide, dans lesquels certains voulaient aller plus loin. Le bouche-à-oreille à fait le reste. Nous avons mené des luttes sur plusieurs aspects que je vais essayer de décrire.
Juridique
Il y a actuellement plusieurs actions juridiques en cours contre Deliveroo et d’autres multinationales pour faire reconnaître que les livreurs travaillent sous un régime de salariat déguisé. Il y a eu plusieurs procédures individuelles ou groupées contre une société, Toktoktok, Take Eat Easy et Deliveroo qui en sont à différents stades de la procédure : de l’attente en 1re instance au rejet en cour d’appel en passant par les prud’hommes. De nombreux livreurs ont réfléchi ou veulent attaquer la multinationale sur ces questions. Cependant ces initiatives sont fatigantes, car les dossiers sont difficiles à monter et les procédures extrêmement longues, chronophages et incertaines. De plus, elles ne peuvent pas remettre en cause directement le fonctionnement des boîtes.
Du côté des institutions, après de longues procédures d’investigation le ministère du Travail vient de lancer une procédure en attaquant Deliveroo pour salariat déguisé. Le ministère des Transports s’en prend lui à l’absence de licence des livreurs en scooter et a également commencé une procédure. Elles n’en sont qu’au stade de dépôt au parquet. Si nous ne pouvons que nous réjouir de la prise de conscience des ministères publics des problèmes de l’ubérisation, nous restons attentifs et relativement inquiets des conséquences que pourront avoir les jugements. Peut-on craindre qu’après un jugement positif en notre faveur les multinationales soient obligées de cesser leurs activités en France ? Et donc de mettre à la rue un grand nombre de livreurs ? Nous réaffirmons nos revendications qui sont de profiter des avantages sociaux comme l’ensemble des autres travailleurs et de gérer les boîtes à la base par et pour les livreurs, par et pour nous.
Médiatique
Un autre point important est, au vu difficulté de mobilisation dans les secteurs ubérisés, comme dans l’ensemble des secteurs précaires, de réussir à avoir une couverture médiatique importante. En effet, la puissance de Deliveroo étant d’avoir des livreurs en capacité de livrer les commandes passées, la bataille médiatique est un enjeu majeur. Elle a une grande importance, car elle est centrale pour le camp d’en face. Des publicités dans le métro pour gagner des client.e.s, des diffusions de bons de réductions, des publicités sponsorisées sur Facebook promettant aux étudiant.e.s de «rentabiliser leurs week-ends», des discours médiatico-politiques sur la liberté du travail, etc. : le plan de communication est bien rodé. Nous devons jouer sur le même terrain. C’est ce qui s’est passé pendant les grèves d’août dernier en France, avec une bonne réussite. Il suffit de comparer deux reportages de journaux télévisés, datant de 2015 et de 2017. Le premier ressemble à s‘y méprendre à une publicité pour l’entreprise: on suit un étudiant qui loue la flexibilité des horaires, le fait de pouvoir travailler quand il veut et de ne pas avoir de patron. Le deuxième ne parle que de baisses de rémunération, de salariat déguisé et des risques du métier. C’est un changement qualitatif important en terme de luttes médiatiques qu’il est très difficile de rattraper pour la multinationale qui doit dépenser énormément en termes de publicité et de lobbying. Nous avons de plus créé nos propres espaces de parole, à la fois la page Facebook du CLAP, mais également un blog où nous posons nos réflexions sur le plus long terme. Nous pensons que c’est un moyen indispensable de lutte contre l’hégémonie culturelle des classes dominantes.
Coopératives
Une des perspectives d’émancipation des livreurs, face au refus de Deliveroo de tout dialogue concernant l’amélioration de nos conditions de travail, est de créer nos propres structures. La forme privilégiée repose sur des structures coopératives autogérées par et pour les livreurs. Si la création de coopératives semble difficile à penser dans un grand nombre de secteurs (industrie par ex.), notamment parce qu’il faut un capital de départ important, difficile à réunir sans passer par des banques (on peut néanmoins citer l’exemple des Fralib qui après des années de luttes ont réussi à récupérer leur outil de travail), elle s’affranchit de beaucoup de problématiques pour la question des livraisons de repas. En effet, le capital de Deliveroo est un simple algorithme ainsi que les serveurs nécessaires pour le faire tourner. En le copiant, nous serions nécessairement aussi concurrentiels que cette multinationale.
C’est le but de l’association Coopcycle qui développe depuis 2016 une application qui permet de répartir les commandes entre les livreurs. Elle est utilisée par deux coopératives à Bordeaux et Molenbeek. Le but est simple et le résultat efficace, se passer des multinationales, éviter le vol de la plus-value et pouvoir répartir collectivement les bénéfices.
Ces coopératives sont également la solution, de fait, pour les livreurs virés/réprimés pour s’être battus. Les camarades livreurs de la CGT à Bordeaux, qui ont été parmi les premiers mobilisés de France, ont pour la plupart aujourd’hui été virés de Deliveroo ou de Foodora après les mouvements de grèves. Ils ont ainsi créé leur propre coopérative, la coopérative des coursiers bordelais.
Il nous paraît tout de même important de ne pas idéaliser les coopératives comme une solution finale. Les coopératives ont en effet deux buts liés et non exclusifs. Elles doivent être pour nous, à la fois comprises comme une perspective de lutte et d’émancipation. Mais cette stratégie ne peut pas se passer des luttes sociales chez Deliveroo, car tant que ces multinationales exploiteront leurs travailleurs, une coopérative ne pourra pas être concurrentielle en termes de tarif et devra donc se contenter de marchés limités, ne pouvant ainsi pas fournir un travail à tous les livreurs, qui devront donc continuer à se faire exploiter. De plus, en cas de manque de commandes, les livreurs sont obligés de s’auto-exploiter. Il faut donc voir les coopératives comme un élément d’une lutte générale contre les multinationales qui ne peut pas se passer de l’auto-organisation des travailleur.se.s.
Syndicats
Les syndicats sont souvent caractérisés comme faisant partie du vieux monde, contrairement à la modernité de la startup nation. Ils ne seraient plus utiles et ne se seraient pas adaptés aux mutations du capitalisme. L’exemple des rapports entre livreurs mobilisés et syndicats permet à rebours de mieux saisir les enjeux tant pour les salariés que pour les syndicats. En effet ils ont mis un certain temps à saisir nos nouvelles formes d’exploitation pour essayer de proposer une défense adaptée aux livreurs. Le premier syndicat qui a accepté de syndiquer des autoentrepreneurs a été… la CFDT en 2015. Rien d’étonnant en soi, les livreurs correspondent à la vision du syndicalisme de la CFDT, de négociation individuelle. Il a fallu attendre mars 2017 pour que la CGT gironde accepte d’organiser des livreurs dans un syndicat après que les livreurs eux-mêmes aient insisté pendant plusieurs mois pour faire reconnaître qu’ils n’étaient pas des petits patrons, mais des salariés déguisés. Chez Solidaires, c’est en juillet 2017 que se monte la première section. Et même aujourd’hui tout n’est pas encore gagné, une partie importante des adhérents et des dirigeants syndicaux pensent encore que ce sont les livreurs qui sont responsables de la destruction du Code du travail et non les multinationales. Ces dernières exploitent les zones grises juridiques et profitent d’un taux de chômage de 22,3% chez les jeunes et d’une part toujours plus importante d’étudiants devant travailler pour financer leurs études et ayant donc besoin de flexibilité des horaires. Il est également intéressant de voir dans quelles sections syndicales ont été intégrés les livreurs à vélo : à la CGT ils sont avec le service à la personne (donc avec les assistant.e.s maternelles), chez Solidaires les livreurs sont dans la branche commerces et services. On voit clairement que les syndicats ont cherché à intégrer les livreurs et leurs spécificités dans un moule qui ne correspond pas forcément à leurs besoins. Cependant nous avons toujours pu compter sur des équipes spécifiques de la CGT et de Solidaires pour nous soutenir, que ce soit sur le plan financier, juridique ou organisationnel. Un certain nombre de militants de ces structures, parce qu’ils ont compris le risque que présente l’ubérisation, nous ont été d’une aide inestimable, et nous ne saurons jamais les remercier assez. Ils ont, c’est certain, fait beaucoup plus que quiconque pour rapprocher les jeunes précaires des structures syndicales qu’ils considéraient bien trop souvent comme des coquilles vides et inutiles.
Ne pas rester isolés
Liens avec d’autres secteurs
Se battre lorsqu’on est précaire dans un travail qui n’est pas indispensable à l’économie est difficile. Mais lorsqu’on est individualisé à l’extrême cela devient très compliqué. C’est pourquoi nous sommes convaincus qu’une amélioration de nos conditions de travail et de vie ne peut se faire qu’en lien avec d’autres secteurs précaires et le reste du monde du travail. Nous tâchons donc d’essayer de prendre contact avec un maximum de monde, de créer des convergences de luttes avec d’autres secteurs pour pouvoir échanger sur nos conditions de travail, nos stratégies de luttes, mais également pouvoir partir ensemble dans un affrontement contre la précarité. Par exemple Stuart, start up française de livraison a été rachetée par le groupe La Poste. Il n’est pas inenvisageable, au vu des stratégies actuelles de flexibilisation du travail menées par ce groupe, que vos colissimos soient livrés 7/7j par des autoentrepreneurs. Afin d’éviter les divisions et parce que nous avons les mêmes intérêts objectifs que les postiers, nous sommes entrés en contact avec leurs syndicats pour réfléchir collectivement à une réponse positive pour les deux secteurs. Nous sommes également en contact avec des assistant.e.s d’éducations, des intermittent.e.s du spectacle, des femmes de ménage sans papiers, des étudiant.e.s et des employé.e.s de McDonald’s qui ont fait des grèves exemplaires. Notre avons toujours eu à cœur de ne pas tomber dans le corporatisme. En effet le CLAP est un collectif visant à regrouper différents livreurs syndiqués ou non, à vélo ou en scooter, quelle que soit la plateforme pour laquelle nous travaillons. Si ces entreprises sont capables de s’entendre sur les prix, nous devons être capables de nous entendre sur nos revendications.
International
Nous l’avons dit, nous sommes isolés et individualisés et nous avons soulevé les problèmes que cela pose en termes d’organisation collective. Mais il nous semble également important de voir les contradictions internes de cet isolement. En effet, nous sommes tellement précaires et soumis à la répression que nous ne pouvons pas nous permettre de rester isolés. C’est pourquoi dès la première journée de mobilisation à Paris en août 2017 nous avons cherché à nous coordonner avec les autres collectifs de livreurs en France afin de faire valoir nos mobilisations au même moment et de nous mettre d’accord sur des mots d’ordre et des revendications. Cela a donné naissance à la CAVAL (Coordination d’actions vers l’autonomie des livreurs), structure nationale pérenne de mobilisations et d’échange d’informations. Ce qui a permis que, par la suite, la plupart des journées d’actions soient nationales. Mais pour mettre une pression suffisante sur Deliveroo, présent dans la plupart des pays européens, ce n’est pas suffisant. C’est pourquoi nous avons entrepris depuis quelques mois de nous coordonner au niveau européen. Nous avons ainsi rencontré des livreurs de Turin, Bologne, Vienne, Londres et nous sommes allés soutenir les grèves du mois de Janvier à Bruxelles. Comme les tâcherons d’il y a un siècle qui étaient tellement précaires qu’ils devaient se coordonner au niveau international (créant l’Association internationale des travailleurs). Nous avons un groupe de discussion regroupant des livreurs de 7 pays. Nous conversons quotidiennement à l’aide d’un groupe Whatsapp (qui a dit que la technologie ne servait qu’à l’aliénation et qu’elle ne pouvait pas avoir un potentiel de subversion et d’organisation ?). Sur celui-ci se retrouve une quarantaine de livreurs, un ou deux par ville de toute l’Europe. Nous échangeons sur nos techniques de luttes, nos avancées, les spécificités des plates-formes dans chaque ville/pays, quelles sont nos revendications, etc. Loin de vouloir combattre de manière individuelle, nous souhaitons développer nos perspectives d’émancipation en commun en ouvrant au maximum le champ des possibles et en luttant ensemble contre un projet de société qui ne se limite pas au niveau national ni même aux sociétés de livraisons à vélo.
Et nous préparons actuellement des actions au niveau européen de grande ampleur (dont nous ne dirons pas plus ici, bisous aux actionnaires de Deliveroo qui lisent ça).
La grève
La grève est très souvent considérée comme un outil daté, qui ne fonctionnerait plus. Le capitalisme se serait modifié et les nouvelles formes du travail seraient particulièrement touchées par ce constat. Nous pensons au contraire que la grève reste le moyen le plus efficace et le plus juste pour gagner le rapport de force qui oppose les livreurs et la multinationale. Parce que c’est le principal levier que nous avons pour engager un bras de fer économique avec la multinationale et qu’il se fait à la base par les travailleurs, les premiers concernés.
Cependant, en raison des caractéristiques spécifiques de notre exploitation, il nous faut repenser la grève pour l’adapter aux modalités de ces nouvelles formes de travail. Nous avons pris la décision de bloquer les restaurants pour mettre un maximum la pression et faire perdre le plus d’argent possible aux multinationales. Voici le compte-rendu de la première action que nous avons menée, écrit par un copain livreur :
«Le 11 août au soir, sur la place de la République, entre 75 et 100 livreurs étaient présents, accompagnés par 300 soutiens syndicaux, politiques, associatifs. On enchaîne avec quelques prises de paroles et une manif sauvage en direction des plus gros restos parisiens. On se réapproprie les rues qu’on utilise tous les jours pour les livraisons. Là pas de chronos ou de pression, l’ambiance est bonne on chante des slogans, on allume des fumigènes. On bloque pendant plusieurs heures le plus gros resto parisien, pas de commandes Deliveroo qui sortent. Le restaurateur coupe sa tablette pour la soirée. On prend à nouveau le temps de discuter on parle pour la première fois avec les serveurs avec qui on échange habituellement qu’un numéro de commande. On est soutenus, ça fait du bien. Cette première journée de mobilisation a été une grande réussite, beaucoup de livreurs étaient présents et on se promet de se revoir si la situation n’évolue pas.»
Pour éviter la répression, nous devons être nombreux pour ne pas nous faire virer instantanément, mettre nos téléphones en mode avion (ils ont accès à notre géolocalisation) et faire masse. Cela permet de discuter entre nous plus longtemps que 5 minutes entre deux livraisons, de recréer une conscience collective du travail : nous sommes collègues et non concurrents. Nous étions pour la plupart masqués lors des premières mobilisations, mais paradoxalement c’est beaucoup plus radical de se mobiliser à visage découvert et de revendiquer qu’en France en 2018 on a le droit de se battre pour nos conditions de travail. Par la grève, et la grève seule, nous pourrons nous emparer des moyens de production et faire en sorte que Deliveroo appartienne à ses livreurs et non à des obscurs actionnaires et des fonds de pension.
De groupes Facebook d’entraide entre livreurs à une organisation internationale de lutte contre Deliveroo, nous nous sommes construits et nous avançons malgré les difficultés. Aujourd’hui nous ne nous fermons à aucune perspective parce que nous initions des luttes dans un secteur vierge de toute tradition politique et syndicale et parce que nous sommes convaincus que c’est leur multiplication qui nous permettra de mener une grève victorieuse. Alors c’est vrai, nous naviguons à vue dans notre lutte pour des droits sociaux : les premières grèves de livreurs en France datent d’il y a moins d’un an, mais quand nous voyons le chemin parcouru, une chose est certaine : la lutte ne fait que commencer !